CRITIQUES


JE SUIS UN AVENTURIER (« The far country », Anthony Mann, 1955, Etats-Unis)


Candidat déclaré au titre de plus grand western de tous les temps, "Je suis un aventurier" réunit de manière synthétique tous les éléments du western névrotique des années 50 et les aspects les plus émouvants du genre. Le destin de Jeff Webster (James Stewart), héros individualiste, qui après avoir perdu son meilleur ami, sacrifiera ses idéaux, afin de sauver une collectivité à laquelle il n'appartient pas a priori, et dans laquelle il n'a peut être pas d'avenir, bouleverse et remet en cause d'un côté, mais tout en le confortant de l'autre, l'idéal individualiste américain. Incarnation de cet idéal, Jeff Webster est à la recherche de quelque chose qu'il n'atteindra jamais, la maison qu'il veut acheter avec Ben (Walter Brennan), le pays lointain ("The far country", titre original de l'œuvre), trop lointain. Toute la richesse, et son côté le plus dramatique, du personnage de Webster est qu'il passera par plusieurs phases : égoïsme forcené, collaboration payante, début d'un sentiment d'appartenance, vengeance, acquiescement peut-être teinté de résignation, et ce sans qu'il l'ait vraiment voulu, et avant tout car des éléments extérieurs l'ont décidé pour lui. Un exemple : Webster, de par sa nature, est plus proche de Ronda (Ruth Roman), une femme qui correspond à son côté aventurier (on signalera ici l'extraordinaire, pour une fois, titre français : "Je suis un aventurier", qui complète le titre original en insistant sur le caractère, et la fragilité liée à ce caractère, de Webster), mais il sera séparé d'elle par les évènements (et ce de manière définitive car elle trouvera la mort). Finalement, le destin lui offrira comme éventuelle compagne Renée Vallon (Corinne Calvet). Cependant ici, il est permis au spectateur de douter ; ainsi lors de la scène finale quand Webster fait tinter la clochette qui pend à sa selle (clochette qui devait figurer à la porte d'entrée de la maison qu'il devait acheter avec Ben), cette séquence peut prendre une triple signification : 
- soit Webster acquiesce, il a enfin trouvé la maison qu'il cherchait ("The far country") et il restera à Dawson avec Renée ;
- soit l'acquiescement de Webster est teinté de résignation et il restera sans doute à Dawson, mais peut-être pas avec Renée ;
- soit Webster a tout perdu et la clochette n'est alors que le souvenir de ce qu'il a perdu.
Cette ouverture finale n'est pas la moindre des richesses du film d'Anthony Mann, qui constitue à tout jamais l'un des sommets du panthéon cinématographique.

EN QUATRIEME VITESSE (« Kiss me deadly », Robert Aldrich, 1955, Etats-Unis)


A l'instar de quelques autres cinéastes, Robert Aldrich s'est emparé d'un certain nombre de genres du cinéma afin de leur faire subir un électrochoc et les faire voler en éclats (on pense à Edgar George Ulmer avec "Détour" pour le film policier, "Le bandit" pour le western et "The man from Planet X" pour la science-fiction). Ainsi il s'attaquera au western ("Bronco Apache", "Vera Cruz"), au film de guerre ("Attaque"), au film de politique-fiction ("L'ultimatum des trois mercenaires") et au film policier avec "Kiss me deadly". C'est avec ce dernier film que l'approche d'Aldrich trouve son sens et son achèvement le plus original et le plus parfait. Ainsi, dans un univers marqué par une totale corruption, Aldrich propose de suivre les pas de Mike Hammer (Ralph Meeker dans le rôle de sa vie), détective trouble, tout à fait à l'aise dans cet univers, comme un poisson dans un aquarium. Le personnage est donc ici « un héros » très faillible et dont l'intégrité morale laisse planer un doute. Cependant, il nous est permis de penser (à la différence de certains critiques), que Mike Hammer n'a pas encore complètement versé dans l'immoralité et la corruption, mais qu'il ferait plutôt ici preuve d'amoralité ou bien plus encore d'une morale qui lui est propre. C'est d'ailleurs cette morale propre qui permet au détective, d'une part de remplir sa mission, et d'autre part de surmonter les différents obstacles qui se dressent devant lui. L'autre grande nouveauté est l'extraordinaire violence utilisée par le personnage et le plaisir qu'il semble prendre à exercer cette violence [ex : la scène où Mike Hammer coince la main du docteur dans le tiroir ou bien la scène où l'un des tueurs en devient aphone, au vu du traitement (inexpliqué) infligé par le détective à son complice]. La composition de Ralph Meeker, à la fois pleine de fureur, d'ironie et de cynisme mélangés, participe pour beaucoup à cette impression. A ce titre il convient de souligner la prodigieuse interprétation d'ensemble où se rencontrent de nombreuses figures inoubliables de l'histoire du cinéma (Paul Stewart, Jack Elam, Nick Dennis). 
N.B. : il existe deux fins différentes du film, l'une où Mike Hammer meurt en compagnie de sa secrétaire Velda (Maxine Cooper) dans l'explosion de la maison, l'autre où Mike Hammer et Velda réussissent à quitter la maison et s'éloignent en marchant sur la plage, pendant que la demeure explose. La deuxième fin doit être préférée, d'une part parce qu'elle laisse une chance aux personnages et d'autre part car la première est terriblement frustrante, la mort de Mike Hammer, par sa soudaineté, prenant ici un caractère incongru au vu des obstacles traversés par lui. Signalons pour finir que certains masters et copies ne rendent pas hommage à la photo d'Ernest Laszlo et à ses noirs d'une profondeur absolue. Le DVD vendu par MGM respecte assez fidèlement le travail de Laszlo.

LES LEGIONS DE CLEOPATRE (« Le legioni di Cleopatra », Vittorio Cottafavi, 1955, Italie-France)


Un des films les plus connus portant sur le personnage de Cléopâtre, "Les Légions de Cléopâtre" n'a pas pour but de respecter à la lettre la dramaturgie historique ! L'amateur d'histoire pourra ainsi sourciller quant à la licence poétique et historique prise ici qui nous présente une Cléopâtre amoureuse d'un centurion, envoyé d'Octave chargé de négocier la paix avec Marc Antoine, après la bataille d'Actium. Ce même amateur d'histoire pourra même sursauter devant certaines autres erreurs historiques flagrantes. Mais le cinéphile lui, sera charmé par cette petite perle cinéphilique qu'est le film de Cottafavi, à la fois histoire d'un amour impossible, histoire d'amitiés fraternelles, réflexion sur le sens de l'Histoire, ses tromperies et sa propagande, sur l'inutilité de la guerre qui ne sert que des intérêts politiques qui n'appartiennent qu'à quelques hommes. Impossible de ne pas parler de Linda Cristal qui épouse ici réellement le rôle de Cléopâtre et qui au-delà de l'Histoire, incarne ici toutes les figures du mythe cléopâtrien (sauf celui de la mère) tour à tour mystérieuse, sensuelle, charnelle, vénéneuse, dangereuse, majestueuse, tendre, triste, perdue, forte, pleine de grandeur, incarnation de la beauté et sacrifiée. Si elle n'est peut-être pas la meilleure Cléopâtre historique, elle est peut-être celle qui incarne le mieux le mythe.

LES ADIEUX A LA REINE (Benoît Jacquot, 2012, France)


Curieux film que ce "Les adieux à la Reine", présenté comme un drame historique classique, mais dont la trame historique réelle et sérieuse ne se situe que dans les rares interventions de Louis XVI et in fine dans le destin de Sidonie Laborde. Car, avant d'être un drame historique, l'oeuvre de Benoît Jacquot est surtout une histoire d'amour lesbienne présentée d'un point de vue iconoclaste, ce qui n'a pas été assez soulevé par la critique, doublée d'une présentation quasi-pamphlétaire de Marie-Antoinette (et également de la Duchesse de Polignac).

Je parlerai plus tard du point de vue historique pour d'abord me concentrer sur les deux autres aspects beaucoup plus essentiels quant à la critique de ce film.

Comme je l'ai écrit le film de Jacquot nous présente une histoire d'amour lesbienne qu'il faut maintenant analyser.

La trame proposée est assez simple et peut être résumée ainsi : Sidonie Laborde est amoureuse de Marie-Antoinette qui, elle, est amoureuse de Gabrielle de Polignac, qui, elle, n'aime qu'elle-même !

Nous ne savons rien de Sidonie si ce n'est qu'elle est la lectrice de la Reine et qu'elle sait broder. Son passé (et son futur) ne nous sera révélé qu'in fine. Il s'agit d'un personnage de fiction, mais nous verrons, que dans l'esprit de l'oeuvre, il prend sa carnation dans tous les oubliés de l'Histoire...mais nous en parlerons plus tard. Sidonie n'a pas d'amoureux, pas d'amant (il s'en faut de peu...nous y reviendrons), elle ne semble désireuse que d'être auprès de la Reine (elle reste lectrice car brodeuse elle ne la verrait plus), ce qu'elle veut présenter comme du dévouement. Jacob-Nicolas Moreau (Michel Robin) n'en est pas dupe, lui confiant que ce qu'elle interprète comme du dévouement n'est autre que de l'amour. Quelle est la qualité de cet amour ? Veut-il être empreint de charnalité ? C'est toute la question et le glissement progressif du film...cependant, l'une des premières scènes lève assez rapidement cette équivoque : Sidonie lit à Marie-Antoinette du Marivaux, mais ne peut s'empêcher de se gratter le bras à cause des démangeaisons que lui provoquent les piqûres de moustiques...le fait-elle exprès ? Inconsciemment, sans doute mais la réaction désirée ne se fait point attendre quand Marie-Antoinette, constatant ceci, s'empresse de soigner ces démangeaisons avec de l'huile de bois de rose...et cette caresse du bras par l'être aimé, ce seul contact physique entre les deux [jusqu'au baiser final (de la mort ?)], qui entraîne le contentement de Sidonie, comme le prouve l'expression de son visage en quittant la chambre de la Reine, nous emmène sur le chemin thématique du film qui est avant tout celui d'une double possession amoureuse, érotique ou possiblement érotique, charnelle mais aussi désincarnée.

Car on ne peut ici parler que de possession, possession du coeur, possession de l'esprit. Sidonie est possédée par Marie-Antoinette, en son coeur et en son esprit , et comme l'a écrit Jean-Luc Lacuve, "Sidonie aime tant qu'elle ne se préoccupe pas de savoir si elle aime", et comme toute possédée elle ne se rend pas compte de cette possession, sa culture des livres ne lui permettant pas de s'imprégner suffisamment de la connaissance d'elle-même, car comme l'écrit encore Jean-Luc Lacuve, "Le plus de connaissance possible laisse en creux l'ignorance la plus absolue sur soi-même", et nous verrons que cette ignorance la perdra. Sidonie est déjà perdue, car appartenant à l'objet de son affection, elle ne s'appartient plus elle-même : tous ses transferts charnels ne peuvent alors être vus qu'à travers cette notion-même de transfert ! Désire-t-elle vraiment faire l'amour avec le gondolier Paolo, ou n'accepte-t-elle que cet acte charnel car la rumeur court que la Duchesse de Polignac s'est offerte à lui, et n'est-ce pas par transfert, de la peau de Marie-Antoinette qu'elle veut s'imprégner, à travers la peau de Paolo, qui a été "épousée" par la Duchesse de Polignac, qui serait elle-même l'amante de la Reine ? De cet abandon, ne veut-elle pas voir naître une impossible réunion, en son corps et celui de Marie-Antoinette ? Sans doute, car dès qu'elle apprend que la Reine la cherche, elle abandonne Paolo et ce qui n'aurait été alors qu'un pis-aller, un marchandage ! De même, quand elle observe à la lumière de la bougie, le corps nu et offert à la vue de Gabrielle de Polignac, qu'y voit-t-elle, la tentation de la charnalité, l'image de son désir ou ce corps dont on dit que la Reine a fait sien, et dont elle voudrait que ce fût le SIEN ?

L'amour non partagé de Sidonie ne l'est pas car Marie-Antoinette ne l'aime pas d'une part et ne peut pas l'aimer en raison de la condition de Sidonie (ce qui conduit à la dimension pamphlétaire de l'oeuvre). Cette première possession est celle de l'abandon et de la destruction, la personnalité de Sidonie disparaissant dans cet amour et également son existence entière (le dernier dialogue : "je ne serai plus rien").

Cette possession se double d'une deuxième possession, celle de Marie-Antoinette par Gabrielle de Polignac. Celle-ci n'est pas de même nature. Jacquot ne cesse de semer le trouble sur la nature réelle de cette relation, parfois présentée de manière platonique et interrogative comme dans la scène où Marie-Antoinette demande à Sidonie si elle sait ce que c'est d'éprouver une attirance violente pour une femme, où Marie-Antoinette semble elle-même découvrir la force du sentiment qui l'unit à Gabrielle de Polignac, parfois pleine de désir refréné et contenu comme dans ce face-à-face sensuel devant la Cour entière ou alanguies comme deux amantes sur un sofa ! Cet amour a-t-il été consommé ? Jacquot se garde de répondre affirmativement en une assertion définitive, mais sème le trouble devant une Marie-Antoinette en plein désarroi qui quémande la présence de sa Gabrielle en pleine nuit ! Gabrielle de Polignac occupe-t-elle l'esprit et le coeur de la Reine, ou a-t-elle également possédé son corps ? Tout doute est permis, et est peut-être levé par le jeu incarné et possessif de Virginie Ledoyen (loin de la douceur vantée de la Duchesse de Polignac), prédatrice (sexuelle ?) sûre d'elle-même et de sa séduction qui nous amène à nous poser cette question : si Marie-Antoinette est possédée, ne peut-elle l'être que de la beauté de la Duchesse ou n'est-ce pas plutôt en raison des faveurs charnelles accordées ? Le doute toujours : Marie-Antoinette ne s'interroge-t-elle pas sur la réalité de cet amour, car il a d'abord été précédé par la charnalité de deux amantes ? Impossible de trancher. Jacquot ne laisse aucun doute que sur un point : Gabrielle de Polignac n'est pas amoureuse de la Reine, car rien dans son attitude ne le laisse transparaître jusqu'à son départ sans émotion, aucune, et si faveurs charnelles, il y a eu, ce n'est que par ambition et intérêt.

Ce "triangle amoureux" compliqué (y compris par d'autres affects : Paolo semble être l'amant de Gabrielle, manque d'être celui de Sidonie, on nous parle des amants de la Reine ce qui n'est pas contredit à ce moment-là par Madame Campan) peut apparaître étrangement contemporain !

Mais ceci ouvre également une autre porte thématique d'analyse. Le film baigne dans "un halo saphique". Ce qui me fait penser et écrire que l'histoire de possession que nous narre ici Jacquot trouve aussi ses sources non avouées dans la littérature classique fantastique et le cinéma fantastique.

Car c'est là que le film de Jacquot s'avère le plus iconoclaste : comment le lecteur, le cinéphile, le cinéphage empreint de "cinéma cinéma", peut-il ignorer le territoire où s'aventure le film de Jacquot, où nous entraîne cette histoire de possession amoureuse lesbienne ? Ne s'agit-il pas ici d'analyser le contenu vampirique de l'oeuvre de Jacquot : car après tout n'est-ce pas cela de dont il s'agit ici ? Celle d'une possession "vampirique", d'une Sidonie "vampirisée" par Marie-Antoinette, d'une Marie-Antoinette "vampirisée" par Gabrielle ? Comment ne pas penser au "Carmilla" de Sheridan Le Fanu, ce roman de 1872, où Laura, possédée par Carmilla, se laisse aimer par elle, ce qui la tue lentement ?

Tant de plans du film s'orientent en ce sens , tant d'allusions vampiriques : Sidonie rongée par les piqûres de moustiques comme par celles d'un vampire, les piqûres (morsures) calmées par sa possessrice, ce monde de Versailles envahi par les rats, ce monde de la nuit que semble habiter Marie-Antoinette enchanteresse devant sa cheminée, l'errance de Sidonie dans les couloirs éclairés de faiblardes bougies, la "descente" dans la chambre (la crypte) de Gabrielle où elle contemple l'endormie, la lumière sépulcrale qui accompagne ses réveils ou sa nudité devant la Reine, sa disparition dans la nuit qui enveloppe le carrosse ou l'impossible renoncement à son sacrifice qui ne peut qu'évoquer celui de Mina dans le "Dracula" de Francis Ford Coppola.

Le cinéphile-cinéphage ne peut voir qu'éléments de comparaison, entre l'oeuvre de Jacquot et certaines perles cinéphiliques, qui parlent de possession amoureuse lesbienne vampirique, tels les films de Harry Kümel ("Les Lèvres rouges"), de Roy Ward Baker ("The vampire lovers") ou bien de Jess Franco ("Vampyros lesbos").

Cet emprunt est-il inconscient ou secrètement revendiqué ? Impossible de le déterminer ! Un indice pourrait cependant nous être fourni par le premier choix de Jacquot quant au rôle de Marie-Antoinette, qui devait au départ échoir à Eva Green, qui ne put faire le film car elle tournait "Dark shadows" sous la direction de Tim Burton. Choisir l'égérie du cinéma fantastique (et par ailleurs actrice remarquable certainement supérieure dans sa qualité de jeu à Diane Kruger) est un aveu en soi. Il suffit de voir des photos d'Eva Green en blonde dans "Dark shadows" pour se convaincre du choix artistique initial de Jacquot.

Une analyse de l'interprétation ne peut que nous conforter dans ce choix artistique, non revendiqué mais dont la dialectique est une sorte de parcours fléché pour cinéphiles.

Léa Seydoux campe une Sidonie tendre, émotive, par essence victime, laissée en proie à un Versailles tentaculaire et à un monde qui s'écroule. Son amour pour la Reine semble devoir être son guide dans ce brouillard de la Révolution. Dans sa blancheur de teint et sa féminité empreinte de délicatesse elle apparaît telle une héroïne perdue dans un monde gothique fantastique, qui finira victime sacrificielle.

Diane Kruger incarne une Marie-Antoinette qui apparaît en premier lieu comme une héroïne frivole un peu perdue, mais dont le tempérament carnassier se fera de plus en plus jour, totalement consciente de la possession et de l'emprise qu'elle exerce sur Sidonie, mielleuse et fielleuse, qui demandera le sacrifice de Sidonie grâce à ce pouvoir "amoureux" qu'elle peut exercer et aussi par vengeance et souci d'humiliation lié au départ de son aimée (son amante ?). Reine dominatrice ici mais également reine "vampire" qui contrôle l'esprit de Sidonie.

Virginie Ledoyen interprète une Gabrielle de Polignac (10 ans avant, elle aurait pu jouer le rôle de Sidonie), tout empreinte de fierté et de morgue. Aucune douceur dans son attitude, son personnage étant dépeint comme une prédatrice sexuelle. Crainte plus qu'admirée, elle apparaît aux yeux de la Cour comme celle qui a "vampirisé" la Reine.

Cette dimension "fantastique" va entraîner le film dans sa deuxième thématique, celle d'un pamphlet contre Marie-Antoinette et la Duchesse de Polignac.

Difficile de comprendre comment l'auteure de "La reine scélérate" a pu jouer dans ce film (certes inspiré de son roman) à charge contre Marie-Antoinette, son sujet-même et sa thématique étant directement le sujet de certains pamphlets.

Car en effet la dimension pamphlétaire de l'œuvre de Jacquot ne peut que saisir l'esprit tant le portrait ici brossé de la Reine semble ici poussé dans ce paroxysme : Marie-Antoinette est dépeinte comme une frivole paresseuse, mielleuse et faussement gentille avec une bonté de façade. Elle est ici égoïste, dépensière, capricieuse, ingrate, maniaco-dépressive, hystérique, collectionneuse d'amants, lesbienne à la folie...ici semble réuni le florilège de toutes les vilenies pamphlétaires révolutionnaires !

Voir une Marie-Antoinette totalement en proie à l'hystérie vouloir dessertir tous ses bijoux, ou décider, en proie à sa transe, être prête à envoyer Sidonie à la mort, tout en l'humiliant au passage en la forçant à se dévêtir devant elle, peut laisser interloqué le spectateur devant ce spectacle dans un film français qui se veut vêtu d'une caution historique ? Est-ce plus louable que la vision de Sofia Coppola ? Je ne crois pas.

Dans cette scène finale, repose ainsi tout le climax, l'acmé, l'apogée de la thématique du film !

Poussée par les évènements de la Révolution (et donc le peuple), Marie-Antoinette ne peut plus avoir à ses côtés l'objet de son affection (ne peut plus la posséder physiquement parlant ?), sa Gabrielle, elle décide donc de l'exiler, ce qui nécessite une vengeance...elle sait, ne peut ignorer, qu'elle possède le cœur et l'esprit de Sidonie, qu'elle l'a « vampirisée »...elle demande donc à disposer de sa vie, comme son pouvoir (et sa classe) l'exige...Sidonie, en victime sacrificielle de par son amour et son statut de possédée (et de par sa classe) n'a pas le choix et ne peut qu'accepter...mais Marie-Antoinette, en plus du devoir va ajouter l'humiliation en forçant Sidonie à se dévêtir devant elle, à se présenter nue devant elle, dont elle sait intimement que c'était là le désir de Sidonie, mais qu'en la forçant ainsi à le faire, hors de tout lien charnel, elle va humilier cet amour, ce désir et Sidonie elle-même, renvoyer Sidonie à sa classe, jusqu'à son anéantissement, possible quant à sa vie, certain quant à son existence. C'est là tout le sens du dialogue final : Sidonie, fille du peuple, sans naissance, n'existait que dans son amour pour la Reine et parce que possédée par elle, éloignée, sans ça, elle n'est plus rien : "Bientôt, je serai loin de Versailles ; bientôt je ne serai plus rien."

Car telle est la thématique du film de Jacquot et sa revendication pamphlétaire : Marie-Antoinette incarne ici le monstre froid et désincarné qui habite sa classe. Le parallèle avec Louis XVI ne fait que renforcer ce côté pamphlétaire : un Roi humain, non violent, habité du sens du dialogue et du devoir et qui ne veut pas fuir ses responsabilités. Marie-Antoinette est ici une sorte de reine « vampire » qui se sert de ceux qu'elle a vampirisés. Son vampirisme est évidemment, dans l'esprit de ce film un vampirisme de classe ! Une scène, en contrepoint, illustre ce propos ! Quand Sidonie se pare des atours de Gabrielle, toute la mise en scène de Jacquot est là pour nous montrer que tout se joue alors dans ce rapport de classes : en Duchesse de Polignac, Sidonie laisse éclater toute sa grâce et sa beauté, comme nimbée dans un halo, à l'inverse, Gabrielle, habillée en servante, laisse apparaître ce qu'elle est avant tout, une créature sexuelle vulgaire sans aucune grâce, que seule la naissance a habillé de son pouvoir maléfique à séduire ! Le baiser de Marie-Antoinette à Sidonie peut ainsi donner lieu à une double interprétation! Il illustre d'une part la possession latente qui réunit encore Marie-Antoinette à Gabrielle mais aussi un transfert de classe : Sidonie, parée des atours de Gabrielle, peut maintenant, par ce transfert (provisoire et éphémère) de classe, recueillir le baiser de Marie-Antoinette, baiser dont le prix sera sa possible mort et son anéantissement social et existentiel.

Dans ce propos, peu importe que le personnage de Sidonie Laborde n'ait pas existé. Aux yeux du réalisateur, elle devient l'incarnation de tous les oubliés de l'Histoire, en proie à un impossible désir, à un impossible rêve, à une impossible quête, les fantômes perdus d'un théâtre d'ombres.

Alors que faut-il penser de ce film au final ?

L'amateur d'histoire n'y pourra jeter qu'un regard au moins interrogatif, voire réprobateur ! Le film prend tant de libertés avec l'Histoire qu'il est difficile de le juger sereinement sur ce point. Même sa thématique de classe, intéressante il est vrai, aurait été mieux servie à travers un autre personnage historique (ou imaginaire) qui s'y serait mieux prêté que Marie-Antoinette. De ce point de vue, le film n'est pas loin d'être inutile ou du moins de le paraître.

Le cinéphile-cinéphage sera plus troublé par cette histoire de possession amoureuse qui recèle de beaux moments de passion comme l'a décrit notamment Jean-Luc Lacuve quand il écrit : « Difficile d'oublier ici les moments où Sidonie, chandelier à la main, dévoile de l'autre le corps de Gabrielle de Polignac en soulevant le drap qui la recouvrait à peine », mais ces moments épars ne sauraient se mesurer au trouble cinématographique que constituent les œuvres précédemment citées. Difficile de ne pas rêver à ce qu'aurait donné une adaptation de « Carmilla » avec la même Léa Seydoux et Eva Green, tourné à la place de ce film-là. Un tel film aurait pu y baigner dans les mêmes volutes, sans avoir à se servir des perpétuels mêmes fantômes qui agitent toujours les mêmes oriflammes, où l'esprit se perd, celui de la légende noire de Marie-Antoinette.

Dommage...  

MARIE-ANTOINETTE, ILS ONT JUGE LA REINE (Alain Brunard, 2018, France)


Une plongée émouvante dans le dernier "voyage" de Marie-Antoinette et un réquisitoire implacable contre la Terreur révolutionnaire.

Présenté comme un docu-fiction, le film s'en rapproche surtout de par sa structure narrative qui repose sur la voix off de Denis Podalydès. C'est le choix des auteurs d'avoir voulu le présenter ainsi, cependant je me permets d'indiquer qu'un certain nombre de films de fiction ont eu recours à ce procédé de voix off, où un narrateur nous présente l'action ou les étapes de l'action. De ce postulat, j'avoue avoir regardé ce film comme un film historique, et non pas comme un docu-fiction classique.

Car film il est, et même grand film, caractérisé par la richesse et l'entrecroisement des rôles et la qualité de l'interprétation. Soyons affirmatifs : existe-t-il une interprétation plus émouvante de Marie-Antoinette que celle ici donnée par Maud Wyler. Je ne crois pas. Tout empreinte de dignité, de douceur, de majesté, de fragilité aussi due à la maladie et à ses saignements qui la fatiguent encore plus (comme l'estiment les spécialistes certainement un cancer de l'utérus), elle impose son image de Marie-Antoinette. Dommage que cette interprétation si juste et résonnante d'émotion n'ait pas pu être récompensée.

Le mécanisme de ce faux procès révolutionnaire, car joué et jugé d'avance, est ici patiemment analysé et décortiqué, celui non pas de juger la soi-disant culpabilité de la Reine, ni même le système monarchique, mais surtout d'offrir une victime sacrificielle, voire expiatoire, au peuple et aux factions, qui entretenaient sans cesse l'envie d'une Terreur, qui naîtra de ces revendications, et que l'on ne pourra plus éteindre pendant un long moment, dans un brasier sans fin.

Cette Terreur est vue à travers le portrait de trois hommes, trois idéologues, l'idéologue déclencheur et vindicatif, Hébert, l'idéologue fonctionnarisé, exécutant et exécuteur, Fouquier-Tinville et l'idéologue politique et stratège, Robespierre.

Nicolas Chupin campe un Hébert opportuniste, moqueur et manipulateur, démagogue et dangereux, homme qui se retrouve avec un pouvoir trop important dans les mains, et qui en joue comme d'un vulgaire jouet.

Francis Leplay incarne un Fouquier-Tinville, devenu l'instrument d'une machine de mort, en proie constante à sa propre peur d'être à son tour mis sur le gril s'il n'exécute pas correctement sa fonction, un lâche, devenu le laquais de la Terreur.

Bruno Ricci donne corps à un Robespierre, pétri d'idéologie, symbole d'une réaction révolutionnaire, l'incarnation morbide de la pureté politique républicaine, le monstre qui enfantera tous les idéologues de tous bords, qui hanteront le 20ème siècle, le fantôme d'une volonté d'épuration constante.

A ceux-ci, il faut ajouter le Président du Tribunal, Herman, l'homme parfait du système, sans âme, que joue ici André Marcon, dans toute sa froideur et son absence d'émotion.

Dans cette nuit de terreur, Marie-Antoinette est condamnée d'avance, Robespierre en maître des clefs de ce cauchemar ayant tout verrouillé, jusqu'au choix des jurés.

Et nous assistons, impuissants, à l'entrée dans cette nuit par Marie-Antoinette, à qui aucune humiliation n'est épargnée jusqu'au vol (oui j'écris bien vol, et non pas confiscation) par les sbires de Fouquier-Tinville, dont les dernières consolations ne proviennent que de la bonté d'une jeune femme, Rosalie Lamorlière, jouée ici avec beaucoup de douceur, de délicatesse, de retenue et empreinte de respect par Sophie Breyer.

Rien, pas même l'apparition d'un chevalier sorti du brouillard pour y retourner aussitôt, ne pourra la sauver. L'émotion atteint alors son apogée, dans cette mise en parallèle de son premier déshabillement afin de devenir Dauphine de France et de son dernier déshabillement avant son entrée dans la mort, parallèle qui il faut l'avouer, déchire le coeur.

Nous quittons le film, l'esprit et le coeur empreints de mélancolie et de tristesse, en pensant à cette phrase de Pierre de Nolhac : "Le peuple se demande déjà ce qu'a gagné la République à tuer cette femme."

Nous connaissons la réponse : rien.  

L'AUTRICHIENNE (Pierre Granier-Deferre, 1989, France)


Un lent lamento crépusculaire et poignant.


Son titre claque comme l'injure jadis prononcée contre Marie-Antoinette. Mais point de malentendu ici. "L'Autrichienne" dès son ouverture sous la pluie annonce le ton. L'heure est au désenchantement et à la mélancolie, à la tristesse et à la fin des temps. Le spectateur entre dans cette pluie et son esprit aussi et ils ne la quitteront plus.

Granier-Deferre nous emmène de plain-pied dans un récit où rien de l'âpreté des derniers jours de Marie-Antoinette ne nous sera cachée. Il y a ici quelque chose d'infernal dans cette plongée dans les ténèbres, au sens premier du terme, tant ici la Conciergerie et la salle du Tribunal Révolutionnaire semblent être ici assimilables et assimilées à des pièces de l'Enfer. Les rats hantent les cellules et les couloirs, sans être les pires habitants de cet endroit, les damnés sont prêts à assaillir Marie-Antoinette (voir la scène où elle cauchemarde et se réveille emplie de terreur en voyant la fenêtre nimbée d'une lumière rouge où les prisonniers de "droit commun" hurlent contre elle), la lumière des bougies est près de s'éteindre pour aller vers la nuit éternelle.

L'espoir est quasiment mort, et ne peut apparaître que dans la discussion à pas précipités avec Chauveau-Lagarde sur la possibilité résiduelle qu'a le Tribunal d'avoir en sa possession les lettres envoyées par elle. Dans ces limbes, les consolations ne peuvent être qu'inopinées, comme les gestes d'humanité prodigués par le lieutenant de Busne, et tout de suite réprimés. Et là où l'esprit et le coeur sont brisés par les interrogatoires, le corps est déchiré par la maladie. La survie ne dépend plus alors que du refuge dans les remembrances de son esprit, ces ressouvenances où elle s'abandonne notamment lors du témoignage-réquisitoire d'Hébert, le film formant une véritable apologie du souvenir, le véritable sanctuaire de l'âme. Brisée, elle dépose tout son amour dans les pleurs incantatoires qu'elle verse sur la mèche de cheveux et le médaillon de Louis XVII, qui prend ici la force d'une amulette incandescente, où son coeur puise la dernière chaleur qu'il peut trouver.

Mais elle ne peut quitter ce sheol. Nous sommes ici dans le territoire des morts, en leur demeure. Herman et Fouquier-Tinville en sont les gardiens, et bientôt, tout comme Hébert, ils en seront ses habitants. Car c'est ce qu'indique ici cette lueur des bougies toujours vacillante, cette consumation est aussi celle de la Révolution. Est-ce que c'est cela que comprend Herman quand sa fureur s'entrecoupe, s'entrecroise d'atermoiements où son regard se perd ? Perçoit-il que ces moments d'humanité surgissent au moment où la sienne se consume au contact des fanaux de la Révolution ? Le lapidaire et narquois Fouquier-Tinville, l'inflexible et l'emphatique Hébert seront bientôt prisonniers de leurs propres sentences.

Mais il est trop tard. Les mots de Chauveau-Lagarde et de Tronson-Ducoudray vont se perdre dans la nuit, même dans la nuit des temps. L'Histoire, qui se confond souvent avec les passions humaines, va bientôt tout emporter dans son maelström. Loin du charivari et du brouhaha de la foule étourdie et des catilinaires du tribunal, l'heure est au recueillement et à l'invocation. L'heure aussi du dernier habillement, des dernières tendresses de Rosalie, de la dernière délicatesse, du dernier adieu. Dans ses derniers moments de paix, Marie-Antoinette abandonne son âme à Dieu. Ainsi n'a-t-elle plus rien à dire au prêtre constitutionnel, malgré sa bonté affichée. Le moment de partir une dernière fois, de s'avancer vers la lumière retrouvée, le repos, enfin, de l'âme, la musique du film sonnant comme un dernier libera.Quelques considérations :

L'interprétation d'Ute Lemper, empreinte de vérisme et de sensibilité se doit d'être saluée. Si j'accorde une légère prééminence qualitative dans sa globalité à celle de Maud Wyler dans "Marie-Antoinette, ils ont jugé la reine", force est de reconnaître que la composition d'Ute Lemper atteint ici des sommets d'émotion (ex: la scène du médaillon) et est dotée d'une forte connotation historique, de par sa diction ponctuée de ce léger accent allemand signalé par plusieurs biographes. Mais on est ici en plein dans l'appréciation esthétique, et dans un duel d'esthètes, il ne saurait y avoir de vainqueur.

La musique de Didier Vasseur sonne comme un véritable cantilène qui enveloppe le film d'une mélancolie sourde et nous emporte, très proche dans ses sonorités de plusieurs B.O.F de Bernard Herrmann.

Le scénario du film reprend parfois mot pour mot les minutes du procès ce qui lui donne une forte véracité historique. On peut seulement regretter quelques transitions un peu brouillonnes dans le cours du procès.

Christophe Brault est un touchant et sensible lieutenant de Busne, Géraldine Danon est une Rosalie Lamorlière ici moins attentionnée, sauf dans les derniers moments, ce qui en fait un personnage plus neutre.

Patrick Chesnais incarne un Herman parfois inquisiteur, revendicatif, dur et froid, parfois en proie au doute comme souterrainement en proie avec sa conscience. Fait historique ? Convention cinématographique ? Herman était un pur et dur, présenté par certains comme un proche de Robespierre, qui figurait sur sa liste de citoyens ayant des talents. Il fût cependant jugé trop « mou » notamment lors du procès de Danton, et fût évincé et remplacé par Dumas le 8 avril 1794.

Daniel Mesguich campe un Fouquier-Tinville fielleux et narquois, à l'élocution précise et acérée, à la langue coupante comme des milliers de couteaux. Cet idéologue extrémiste n'est-il pas ici trop raffiné ?

Pierre Clémenti matérialise un Hébert tout baigné dans son fanatisme, desservi par sa déclamation par trop emphatique et théâtrale.

Frédéric van den Driessche joue un Chauveau-Lagarde confident et protecteur, Christian Charmetant un Tronson-Ducoudray convaincu de l'iniquité du procès.

Rufus interprète un abbé Girard réservé et digne.Un dernier souvenir :

Quittons-nous sur cette douce citation d'Anne Barratin :

"Le souvenir a besoin de mélancolie pour avoir tout son parfum."  

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